mardi 1 juillet 2014

FRATERNITE.


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LA FRATERNITE


Les trois idéaux — ou buts ultimes — de la civilisation moderne, propagés lors de la Révolution française, se ramènent à trois principes que nous connaissons comme la liberté, l'égalité et l'amitié. Mais ce qu'on entend par fraternité en Occident, ce n'est pas l'amitié. L'amitié est une attitude mentale ; celui qui veut le bien de tous ne fait de tort à personne, cet être de charité, sans violence, qui fait le bien de tous, c'est lui qu'on appelle « ami », amitié c'est son état d'âme. Cet état d'âme est la propriété d'une mentalité individuelle, qui oriente la vie et l'action d'un individu ; mais ce ne peut être le nœud principal d'une discipline politique ou sociale. Les trois principes de la Révolution française ne sont pas les règles morales de la vie individuelle, ce ne sont que les trois tendances capables de refaçonner les conditions d'une société, d'un pays, les principes essentiels de la nature s'exprimant à travers les conditions extérieures d'une société.
Les révolutionnaires français étaient avant tout désireux de parvenir à une liberté et une égalité politiques et sociales ; ils n'avaient pas les yeux tellement fixés sur la fraternité ; c'est le manque de fraternité qui explique les lacunes de la Révolution française. Cette insurrection avait permis à la liberté politique et sociale de s'établir en Europe, et l'égalité politique put s'établir aussi, jusqu'à un certain point, dans les formes gouvernementales et juridiques de certains pays. Mais l'égalité sociale est impossible sans la fraternité ; c'est par manque de fraternité que l'Europe ne peut avoir l'égalité sociale. Le plein épanouissement de ces trois principes est possible par l'épanouissement conjugué de chacun d'eux ; l'égalité est nécessaire à la liberté qui ne peut persister sans elle, la fraternité est la base de l'égalité, sans elle l'égalité ne peut s'établir. Le sentiment le solidarité apporte la fraternité. Il n'y a pas de fraternité en Europe : l'égalité et la liberté y sont ternies, instables, incomplètes ; ainsi en Europe, agitation et révolution sont devenues un trait permanent de la vie. Et l'Europe est fière de couvrir cette agitation et cet état révolutionnaire du nom de progrès.
Le peu de fraternité qui existe en Europe s'est établi autour de la patrie : appartenir à la même patrie, connaître des bonheurs et des malheurs communs, sentir la liberté protégée par l'unité, voilà la connaissance qui est à la base de l'unité européenne. Contre elle s'élève une autre connaissance : nous sommes tous des êtres humains, tous les êtres humains sont un, toute différence entre les être humains provient de l'ignorance et est nuisible ; le nationalisme est cause de différences, il provient de l'ignorance, il est nuisible ; nous devons abandonner tout nationalisme afin d'établir l'unité de l'humanité entière. « C'est en France, en particulier, le pays où les grands idéaux de liberté, d'unité, de fraternité, ont pu d'abord être diffusés, dans ce pays riche en idées et en sentiments, que ces deux connaissances contradictoires se trouvent en conflit. Le nationalisme est une vérité, et l'unité humaine est une vérité : c'est l'harmonie de ces vérités qui peut amener le bien de l'humanité ; si notre intelligence nous rend incapables de cette synthèse, si elle met en conflit des principes qui sont au-dessus des conflits, cette intelligence ne peut être que sujette à l'erreur, égarée par rajas.
L'Europe est écœurée par une liberté politique et sociale privée d'égalité et elle s'est tournée vers le socialisme. Il y a en Europe deux partis principaux : anarchiste et socialiste. L'anarchiste dit : « Toute cette liberté politique n'est qu'illusion, un piège monté par le gouvernement pour établir la tyrannie des riches et écraser la liberté individuelle sous prétexte de défendre la liberté politique ; elle est le signe d'une illusion, nous devons nous débarrasser de toute forme de gouvernement afin d'établir la vraie liberté ». Si on demande aux anarchistes : « En l'absence de gouvernement, qui mettra un frein à la tyrannie du fort ? », ils répondent « Que par l'éducation, nous parvenions à la connaissance complète, à la fraternité totale, c'est là qu'est la défense de la liberté et de l'égalité, et si quelqu'un transgresse la fraternité par amour de la tyrannie, n'importe qui aura le droit de lui infliger la punition capitale ». Le socialiste ne nous dit pas cela ; nous devons avoir un gouvernement, nous en avons besoin, mais la société et le gouvernement doivent avoir pour fondement l'égalité absolue ; il faut corriger les défauts actuels du gouvernement et l'humanité sera totalement heureuse et libre, un foyer de fraternité. C'est pourquoi le socialisme veut établir dans la société l'union : si au lieu de propriétés individuelles, il n'y avait que des propriétés de la société (comme les propriétés d'une large famille n'appartiennent pas à un individu, mais à la famille seule, tout en formant le corps dont l'élément individuel n'est qu'un membre), il n'y aurait plus d'inégalité dans la société, elle serait une.
L'erreur de l'anarchiste, c'est de vouloir abolir le gouvernement avant d'établir la fraternité. La fraternité totale ne verra pas jour immédiatement ; entre-temps l'absence de gouvernement aura pour conséquence une totale indiscipline, le soulèvement des parties animales de l'homme. Le chef est le centre de la société ; l'homme pourra dépasser son animalité et trouver un autre fondement de gouvernement lorsque se manifestera la fraternité complète, le Divin lui-même sans aucun intermédiaire choisira la terre comme son royaume et s'installera dans tous les cœurs, le Royaume des Saints des chrétiens ou notre âge d'or sera là. L'humanité n'a pas fait un progrès tel qu'elle puisse mériter tout de suite cette condition, mais une première réalisation est déjà possible.
L'erreur du socialiste, c'est qu'au lieu d'établir l'égalité sur la fraternité, il tâche d'établir la fraternité sur l'égalité. La fraternité sans égalité ne peut exister, mais une égalité sans fraternité ne peut pas survivre ; des dissensions, des querelles, des convoitises déchaînées la détruiraient. D'abord la fraternité totale, puis l'égalité complète.
L'attitude fraternelle est un état d'âme extérieur : si nous vivons avec une attitude fraternelle, si nous possédons les mêmes propriétés, le même bien, le même effort commun, c'est cela la fraternité. L'état d'âme peut se manifester à l'extérieur grâce à l'attitude intérieure. Dans l'amour fraternel, la fraternité se sent vivifiée et vraie. Il faut que cet amour fraternel aussi se manifeste. Nous sommes enfants de la même mère, compatriotes, une telle attitude permet déjà un certain amour fraternel, mais ce lien peut permettre l'unité politique, non l'unité sociale. Il nous faut pénétrer plus profondément : tout comme en dépassant notre amour pour notre propre mère, nous arrivons à adorer la mère qui est notre pays, de même il nous faut transcender la conception de la patrie comme mère pour arriver à la conception de la Mère universelle. Toujours il faut dépasser la puissance limitée pour parvenir à la puissance totale. Mais comme en adorant la Mère Inde, nous n'oublions pas notre mère physique, de même notre adoration de la Mère Universelle qui dépasse la mère Inde ne nous la fera pas négliger. Car elle est Kâlî, elle aussi est Mère.
Seule la religion fournit une base à toute attitude fraternelle. Toutes les religions affirment :
« nous sommes un ; toute inégalité provient de l'ignorance et de la jalousie ». L'amour est le coeur même de tout ensei­gnement religieux. Notre religion, également, enseigne que nous sommes tous un, toute notion d'inégalité est un signe d'ignorance ; celui qui a la connaissance considèrera tout le monde d'un oeil égal, en chaque indi­vidu il verra la même âme, la présence du même Nârâyana. Cette éga­lité d'âme, pleine de dévotion, engendre l'amour universel. Mais cette connaissance, le but suprême de l'humanité, doit nous être omniprésente ; entre-temps, il nous faut la réaliser dans son aspect partiel, en nous, en dehors de nous, dans le cadre de la famille, de la société, du pays, partout. Depuis toujours, l'humanité a voulu établir cette base perma­nente de fraternité, tout en créant la famille, le clan, le pays, la com­munauté (secte), et en les consolidant par les chaînes solides des sâstras, ou de disciplines. Jusqu'à aujourd'hui cet effort a échoué. La fonda­tion est là, le réceptacle est là, mais il nous faut une énergie intarissable pour maintenir intacte la force vivante de la fraternité, afin que la base puisse être pure, le réceptacle éternel ou perpétuellement nouveau. Le Divin ne nous a pas encore révélé cette énergie. S'incarnant sous forme de Râma, Krsna, Caitanya ou Râmarkrsna, il essaie de préparer le coeur humain, plein d'égoïsme et dur, à être le réceptable de l'amour. Quand viendra-t-il, ce jour où il s'incarnera à nouveau et faisant à jamais jail­lir l'extase éternelle de l'amour dans le cœur humain, changera la terre en un paradis ?
Sri Aurobindo, Dharma (Calcutta) 1909-1910