La mode néo-advaita fait pencher l'approche spirituelle vers la recherche d'une présence impersonnelle. Ayant discerné la présence consciente au-delà de notre mental et de notre ego, l'impersonnalité de l'unité de la substance d'être ne semble faire aucun doute.
Si la présence consciente est impersonnelle, l'absolu est, croit-on, impersonnel et dès lors on dira relatives les relations personnelles en périphérie.
Voir un absolu impersonnel et prétendre que le personnel reste forcément relatif, c'est toujours privilégier discutablement la paix sur l'amour.
Le fameux Nisargadatta Maharaj, une référence majeure du néo-advaita, amène à penser qu'être rien est sagesse et être tout est l'amour. Mais il affirme nettement que la Conscience n'est pas l'absolu et qu'elle déjà le début de l'oubli de l'absolu. Dès lors être tout, l'amour, est du relatif, selon lui.
Lisons un propos de Nisargadatta Maharaj pour nous en convaincre :
Lorsque l'on est entier, même le « je suis » devient un poids, une flétrissure, c'est un élément qui doit aussi être rejeté. Le principe de conscience aussi doit être éliminé. Le « je suis » est le concept premier et il faut s'en débarrasser avant d'avoir accès à l'Absolu.
Il y a ici l'enjeu d'une bifurcation spirituelle : devenir nihiliste ou non. On trouve déjà cette bifurcation nihiliste chez Schopenhauer qui rejette toute mystique du Divin absolutisant le personnel :
Dans la ligne de Schopenhauer, l'absolu est non être, non conscience, qu'être et conscience troublent.
On retrouve de ce côté-là aussi l'idée néoplatonicienne que le Divin en émanant hors de soi forcément se diffuse dans une perte de son Être de plus en plus forte. En associant la vie matérielle à un moindre être, à du néant où se perd l'être, de façon insurmontable, la vie spirituelle sera toujours tentée de dévaloriser la vie matérielle. La non conscience absolue de l'Un conduit son émanation ou sa procession à l'instabilité de la matière, à la mécanique aveugle et dysharmonieuse des appétits, à la fragilité des corps vivant, à la mortalité. L'intelligence consciente de l'Un est une surabondance d'être inconsciente que cette conscience ne peut retenir de s'éparpiller et de se perdre jusqu'à dissolution dans le non-être.
Pour moi, réaliser la présence consciente, la lumière spirituelle distincte de nos lumières mentales, vitales et physiques, c'est réaliser la présence de ténèbres lumineuses au-delà des sphères mentales, vitales et physiques perceptibles mais aussi au sein même de ces sphères.
Réaliser que l'éveil du Soi n'est que ténèbres lumineuses dont l'enténèbrement varie selon nos qualités de sagesse et d'amour devrait pourtant nous amener à rester prudent en proclamant l'absolu impersonnel, en affirmant une inconscience absolue.
Imaginons que la prise de Conscience absolue comprenne indissociablement l'inconscient et la conscience dans son acte autocréateur tempiternel ! Alors estimer l'absolu comme Inconscient plus profond que la Conscience serait une dévaluation de son acte autocréateur essentiel et originaire.
Reconnaissant les limites de ce que donne à voir l'éveil du Soi comme ténèbres lumineuses, il y a aussi en aval que l'autocréation divine nous échappe. Ceux qui proclament un inconscient absolu proclament aussi le caractère aveugle et absurde du Devenir sur notre plan matériel. Et si l'autocréation divine impliquait en son aval une évolution de plus en plus consciente écho de sa prise de conscience autocréatrice absolue en amont ?
Mais ceci n'est peut-être qu'une spéculation en face de ce qui n'est qu'une spéculation, ou ne se basant au mieux, après tout, que sur des vécus clairs confus. Car les ténèbres lumineuses du Soi sont claires par leur luminosité et en même temps confuses par leurs ténèbres. Comment être sûr de démêler les ténèbres dues aux limites de notre véhicule individuel où le Soi s'éveille des ténèbres qui seraient intrinsèques au Soi ?
Malgré les limites de nos investigations, tournons-nous vers ce qui se manifeste, l'individualisation qui caractérise de toute part la vie de cet univers, est-ce l'illusion qui se décline à l'infini si la Conscience est le trouble de la paix de l'absolu ? Est-ce le signe que le Divin joue un jeu d'Amour avec lui-même en entrant en relation à travers toutes les formes d'individualisations possibles ?
Et si chaque individu n'était pas qu'un masque individualisé en surface cachant le Divin mais aussi un temple de l'individuation du Divin lui-même ? L'individualisation apparente et fragile que nous sommes abriterait une individuation du Divin lui-même caché dans l'aveuglante lumière d'un Soi au cœur de son cœur :
- pour les platoniciens, l'âme est un rayon du soleil divin qu'il s'agit d'épurer des appétits charnels, pour y voir plus clair dans la lumière aveuglante du soleil de l'absolu - Ici, l'individuation de l'âme n'est pas à confondre avec l'agrégat de l'ego - les dieux sont aussi des émanations du soleil Divin ;
- Jésus se présente comme Le Fils de Dieu et lorsqu'il est accusé de se prendre personnellement pour Dieu, il répond "Vous êtes les fils de Dieu". Dieu est Amour. La réalisation de la substance impersonnelle de l'Amour est inséparable d'une réalisation de la qualité de relation interpersonnelle - la personne est une dimension du Divin outre son unité impersonnelle - l'Amour, considéré comme la nature absolue de la lumière spirituelle, ne va pas l'un sans l'autre ;
- Dans les Upanishad le purusha au-delà de l'atman, Ishvara est traductible comme la Personne Suprême dont les gouttes se déclinent au sein de la manifestation ; le purusha tout au fond de la grotte du cœur dans la Katha upanishad en est un engendrement, non une manifestation relative puisque la manifestation relative est l'œuvre de la Mère Divine ; la voie de la bhakti suppose en son extrême accomplissement une relation du Divin avec le Divin et jusqu'à présent elle a toujours été centrale en Inde.
Ici dans ces lignées spirituelles, l'Un n'empêche pas l'Autre, la grande non dualité serait peut-être de réaliser l'individuation innombrable de l'Un !
On ne peut se contenter de dire que toutes les spiritualités visent le même sommet. Si l'Un va à l'encontre de l'Autre, comment le dialogue qui vise un sommet commun sera-t-il possible ?
Ici ce n'est plus de la simple spéculation, c'est d'une éthique du dialogue dont il est question, non pas seulement pour s'entendre intellectuellement et comprendre le vocabulaire de l'autre ou être capable d'échanges vitaux malgré nos différends métaphysiques. Dialoguer avec autrui, c'est entrer en dialogue avec un visage de l'Autre de l'Un. C'est accepter que nous n'avons pas dans notre expérience de l'Un surmonter la friction de notre individualisation avec les autres.
Entrer dans le dialogue sincère avec les autres, avec la Vie ne revient non pas à s'exiler de l'Un aperçu en Soi, mais c'est aller par delà les frictions de nos individualisation vers l'harmonie de l'individuation innombrable de l'Un qui se tient dans les ténèbres lumineuses du Soi.
"L'impersonnel et le personnel sont le même Être ; tel le lait et sa blancheur ; tel le diamant et son éclat.", nous suggère Ramakrishna.
La descente dans le cœur de la lumière du Soi à travers une éthique du dialogue, une obligation de conscience dans la relation (la voie sur laquelle Yvan Amar s'est illustré) facilite la prise de conscience de l'individuation du Divin qui se cache au tréfond de la grotte du cœur. Mais si cet éveil d'un Soi avec une âme clarifie l'éveil du Soi, il ne résoud pas entièrement le problème de la bifurcation spirituelle vers le nihilisme ou non. Certains disciples de Socrate et de Platon ont à la fois une telle conception de l'âme comme individuation du Divin et en même temps dévalorise la vie matérielle.
Cependant si vraiment l'individuation du Divin émergeait en croissant par son influence sur notre existence mentale et vitale n'aurait-elle pas une idée du but du jeu que le Divin joue avec lui-même ?
Si nous percevons que cette individuation du Divin grandit à l'aide de forces intérieures qui mettent en jeu aussi une influence grandissante sur notre existence physique, contre tout nihilisme spirituel, nous pourrions affirmer :
"Le but n'est pas de s'anéantir dans la Conscience Divine. Le but est laisser cette Conscience pénétrer la matière et la transformer", Mère, Mirra Alfassa de l'ashram de Sri Aurobindo.
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