L'interprétation est souvent une pellicule de mental qui demeure dans l'œil de la vérité. Certaines interprétations s'avèrent des murs de pensées qui empêchent de voir.
La mode dans la spiritualité se référant à la non dualité est d'affirmer que personne ne s'éveille.
Douglas Harding propose des expériences pour apprendre à distinguer notre conscience personnelle, notre subjectivité, d'une part, avec, d'autre part, notre champ de perception, c'est-à-dire l'intériorité qui englobe soi et le monde.
Voici une expérience :
Dans la direction du doigt, voyez-vous quelqu'un ici au centre de vous-même ? Bien sûr là-bas sur le miroir, il y a mon visage, mais ici ?
Quand on tourne l'attention vers sa source, avec l'aide de ce doigt et de questions par exemple, nos pensées qui se promènent et font le simulacre de placer notre visage et notre identité ici, ne sont-elles pas non plus périphériques à cette ouverture ici ? Cette ouverture pointée par ce doigt n'englobe-t-elle pas soi, les autres et le monde ?
Cette ouverture non en-visagée peut prendre conscience d'elle-même. C'est comme un éveil après un rêve. C'est une vision sans tête qui s'ouvre, comme y insiste Douglas Harding.
Ainsi si on effectue cette expérience de perception avec sincérité et rigueur, on peut admettre qu'ici à zéro distance, il n'y a personne. Quand on dit qu'il n'y a personne, c'est au sens de "il n'y a aucun élément de notre personnalité permanent au fond du fond de cet ICI permanent". Une perception pure englobant tout le champ des perceptions peut donc s'éveiller à elle-même en même temps qu'on fait le constat qu'il n'y a personne ici.
Mais si on se cramponne à ce genre de formulation, est-on sincère ou aussi transparent qu'on le croit dans la lumière spirituelle ainsi découverte par une telle expérience ?
De ce point de vue, qui forme l'interprétation mainstream de l'éveil dans les spiritualités de la non dualité, s'il n'y a personne ici, nul peut être fier de son éveil et nul n'a à être humble. Si je me prends à revendiquer subjectivement l'éveil de l'intériorité comme ouverture englobante, je ne suis pas vraiment fidèle aux faits.
Toutefois, pour le plaisir et la joie de l'aventure spirituelle brisant les limitations mentales, voici une autre formulation :
Même si demeure des pailles de notre personnalité dans l'œil lumineux de Dieu, on peut être à la fois humble et fier de cette lumière par essence parfaite...
A première vue, pour un esprit perspicace qui voit à partir de l'ouverture du champ de conscience, rien n'oppose ma première formulation à cette seconde.
Cependant, imageons les conséquences pratiques de cette seconde formulation :
La phrase citée ici est inspirée d'une formulation d'Augustin d'Hippone.
Celui qui préfèrera insister aussi sur ce second type de formulation le fera, car il sera aussi un dévot.
Pour lui, la non dualité est le point de vue Divin. Lorsque ce point de vue non duel s'éveille en nous, si demeurent des éléments de caractères et de désirs personnels, un point de vue dualiste relatif demeure. La voie de la connaissance peut fort bien reconnaître ces faits. Arnaud Desjardins, le disciple de Prajnanpad, ne diraient pas le contraire, par exemple.
La sincérité ou le constat humble d'un défaut de transparence n'est peut-être pas possible pour certains ou prendra du temps.
« Moi seulement, moi et les autres, les autres et moi, les autres seulement. », disait Prajnanpad pour aider à se repérer dans l'aventure de l'éveil spirituel. Mais qu'est-ce faire attention exclusivement aux autres ? Une consécration à la philanthropie est-elle le sommet du chemin spirituel ? Un travail de guru menant l'autre vers une libération est-il le modèle de relation qui advient par l'éveil ? S'oublier soi-même au profit de l'autre dans la lumière spirituelle est certainement une ouverture du cœur, mais cela suffit-il ?
Personnellement, je suis amoureux de ce qui se cache dans les ténèbres lumineuses. Je ne nierais pas être un dévot de Cela, l'intelligence auto-créatrice de ce qui est.
Le dévot peut faire humblement avec son imperfection consciente et encore inconsciente, Cela qu'il aime est en non dualité avec elle et peut le transformer évolutivement.
J'ai symbolisé ici par du bleu entourant l'espace visible, ce qui nous permet de rencontrer ces ténèbres lumineuses autour de la conscience comme vacuité et ouverture. Mais en les rencontrant entourant la vacuité et prolongeant l'ouverture de la conscience, on voit aussi qu'elles imprègnent tout le champ de la perception.
Le mystère de l'autocréation matérielle qui est lié sans aucun doute à ces ténèbres lumineuses m'échappe. Mais parfois une lumière intuitive en sort ou une lumière qui transfigure l'apparente pauvreté de ces ténèbres en Or, en Joie.
Quant à moi, plongeant dans les ténèbres lumineuses, je n'entrevois pas là une inconscience de Cela, mais je ressens la limitation de la conscience humaine au fur et à mesure qu'elles se clarifient dans l'expérience que j'en fais.
Qu'est-ce qui me permettrait de conclure que les ténèbres sont l'essence inconsciente du Divin ? Pourquoi ne pas admettre qu'elles sont liées à mon aveuglement moi qui commence à peine à sortir de mon ignorance du Divin ? Pourquoi ne pas admettre qu'une supraconscience m'échappe, même si l'éveil de la lumière spirituelle est ici indéniable ?
Et puis, dans le cœur à la croisée du visible et de l'invisible en s'enfonçant dans un passage au sein de ces ténèbres lumineuses, le dévot s'est trouvé satellisé par une étincelle divine.
Ce n'était plus comme une personne séparée de son Dieu qui s'en rapproche, mais c'était comme un acte de conscience depuis toujours influencé par une étincelle lumineuse cachée là.
Il n'y avait plus d'ego dévotionnel, il n'y avait que la source réelle divine de mon individuation dévotionnelle elle-même.
J'aimais, mais mon amour véritable était l'amour Divin lui-même. J'étais le fils de Dieu et non plus un ego désirant Dieu.
« Le dévot de Dieu veut manger du sucre et non pas devenir du sucre », disait Ramakrishna.
L'ego avait été détrôné du centre en découvrant la lumière divine de la conscience. La pratique des expériences de Douglas Harding avait fait son œuvre. Mais l'ego était là encore en périphérie et il obstruait bien souvent le cœur. Ou il faussait l'intelligence intuitive de Cela par exemple en croyant encore faussement être l'auteur de l'action.
Souvent les tâches manuelles permettent plus facilement de réaliser que Cela seul agit.
Le « désir » de l'ego pour Cela en descendant dans le cœur et par son effort pour agir davantage comme instrument de Cela avait fini par faciliter un renversement que des forces plus ou moins inaperçues dans les ténèbres lumineuses avaient aussi préparé.
Dans ce renversement, plus trace d'ego, il y avait juste un masque, un tourbillon satellite ramenant à un un feu de joie calme et tranquille individuel, un nœud individuel dans le tissu impersonnel de la lumière spirituelle. L'agrégat d'ego dévotionnel n'était plus qu'un masque agissant subtil pour que la réelle individualité puisse jouer ce rôle d'amoureux du Divin.
Oui, nous pouvons manger le sucre de la Joie et de l'Amour et ne pas impersonnellement devenir ce sucre. Car l'individualité réelle est une dimension de Cela...
Dès lors la fameuse distinction entre l'absolu et le relatif n'a qu'une valeur pédagogique très relative. Elle risque d'installer de la dualité où il n'y a en a pas. Donnant plus de valeur à une vie intérieure où l'absolu se réalisera, elle risque d'estimer que telles de nos actions concernent ce corps temporaire et son entretien et n'ont pas de réelles enjeux spirituels ; elle risque de laisser de côté certaines questions autour du plaisir et du désir personnels ; etc. Si la voie des œuvres est essentielle alors de tels éléments n'ont rien de relatifs.
Le karma yoga n'est pas, dans mon expérience, qu'une méthode pour se détacher du relatif. Le Divin s'y réalise pleinement quand il œuvre à sa propre incarnation matérielle.
En outre, dans mon expérience de l'Être et du Devenir, l'éveil au Soi impersonnel ou au non Soi des ténèbres lumineuses ne s'oppose nullement à un éveil de l'individualité réelle de l'âme, des dieux et du Divin absolu.
Voici le point de vue de Ramakrishna. Tout en affirmant une spiritualité de la non dualité, il considérait l'Être suprême comme à la fois personnel et impersonnel, actif et inactif:
« Quand je pense à l'Être Suprême comme inactif - ni créer, ni préserver, ni détruire - je l'appelle Brahman ou Purusha, le Dieu Impersonnel. Quand je pense à Lui comme actif - créant, préservant et détruisant - je l'appelle Sakti ou Maya ou Prakriti, le Dieu personnel. Mais la distinction entre eux ne signifie pas une différence. Le Personnel et l'Impersonnel sont la même chose, comme le lait et sa blancheur, le diamant et son éclat, le serpent et son mouvement de frétillement. Il est impossible de concevoir l'un sans l'autre. La Mère Divine et Brahman ne font qu'un.»
Eveil dans l'éveil, voici ce qui me vient à l'esprit pour évoquer la réalisation de cette dimension individuelle de Cela. Eveil dans l'éveil aussi car il y a une éclaircie considérable dans les ténèbres lumineuses même si elles demeurent. Certes, des agrégats d'ego persistent à ne pas venir se purifier dans la lumière de l'âme ; dans les hauteurs de l'esprit et les abysses du corps, les ténèbres dominent et cachent sans doute encore d'autres lumières divines. Mais cette réalisation de l'individuation divine que nous sommes reste un pas décisif pour que le processus de l'Être et du Devenir s'éclaire davantage.
Dans mon cas, la dévotion, alliée à la voie des œuvres, révèle de plus en plus continûment dans les ténèbres lumineuses de la conscience une individualité vraie non séparée de l'essence. Il y a une différence de nature considérable avec les agrégats de personne constituant encore (malgré cette découverte) une dualité relative. L'impression qui en ressort est d'avoir en surface de soi un agrégat de bêtises et d'inexactitudes agissant alors qu'au fond de son cœur grandit un enfant de Dieu.
Mais maintenant seulement, faire la volonté de Cela devient une aventure spirituelle envisageable. Autrement dit, l'abolition de tout désir personnel et par extension de tout agrégat d'ego subsistant devient autant un choix qu'une grâce possibles.
Un processus de purification inédit peut alors débuter. Il s'agit d'intégrer et de transformer les constituants du véhicule individuel autour de la véritable individuation. Cette dynamique ne fait qu'une avec le fait de vraiment participer à l'aventure évolutive de cette autocréation divine.
Le si peu de marge de manœuvre dont disposait l'ego me paraît rétrospectivement lié à l'influence Individuante et à la grâce cosmique de Cela. Certains diront que l'ego est complétement déterminé. Mais là encore, j'ai une préférence pratique pour insister aussi sur ma première formulation, car sinon comment pratiquer vraiment la voie des œuvres et la dévotion alors que s'est éveillée la lumière spirituelle au centre de soi ?
D'ailleurs, la grâce pour moi n'est pas qu'un concept, il y a toujours eu un jeu de forces descendantes et œuvrant en mon véhicule. C'est cette descente qui a ouvert peu à peu une conscience des centres que le yoga nomme chakras et a déclenché une montée énergétique que le yoga nomme Kundalini. Sans cette révélation comment aurai-je pu aller au fond du cœur dans cette grotte de ténèbres lumineuses et y découvrir ma vraie individualité ? Et la révélation de mon individualité divine confirmait que ces forces, ces grâces agissaient aussi derrière le champ de perception, dans ce qui avait paru jusque là une inconscience des ténèbres lumineuses.
L'individualité divine dans le fond du cœur est, elle, une véritable liberté créatrice en croissance. Elle agit en chacun de nous qu'on en soit conscient ou non. Elle agit toujours en harmonie avec l'Etre et le Devenir universel. Elle est ce qui participe continûment à l'évolution créatrice de la vie.
Voici une vieille tentative de symbolisation de cette nouvelle aventure évolutive :
A l'époque, je m'appuyai sur une tentative de discrimination du Purusha et de Prakriti pour faire grandir la capacité de mon véhicule à servir la volonté évolutive divine au lieu de simplement perpétuer le monde humain et terrestre actuels par mes pensées et mes désirs. J'avais déjà ressenti que l'âme (que je nommai "moi spirituel") était une individuation de la Prakriti et du Purusha divin universel et/ou transcendant.
Je ne percevai pas alors à quel point une purification du véhicule était en jeu pour participer pleinement à l'évolution. Une réintégration/transformation des composantes humaines autour de l'âme allait de paire avec la venue d'une nouvelle conscience éclaircissant les ténèbres lumineuses spirituellement et matériellement.
A suivre.