lundi 5 mars 2012

CONSCIENCE PURE ET LIMITE DU MENTAL.

Voici un article éloquent sur la question du rapport entre mental et conscience pure que je me permets d'emprunter à David Dubois sur son blog La vache cosmique :

 

Pourquoi pas la voie négative ?

Dans un précédent billet, je me demandais si une voie négative était capable de nous amener à l'expérience de la non-dualité, ou expérience mystique. La voie négative se retrouve dans différents traditions. Au-delà de ses variantes, elle consiste à analyser, à déconstruire les concepts pour induire un état de conscience sans concept. 

Par exemple, ce clavier d'ordinateur. Il n'est pas "un" clavier. Si l'on y regarde de plus près, en effet, il s'avère constitué de multiples parties. Et chacun de ces parties est elle-même composée de partie, et ainsi de suite, à l'infini. Si bien que ce clavier n'est ni "un", ni même "multiple" - car une multiplicité est une collection d'entités unes. Mais s'il n'y a pas de "un", il ne peut y avoir une "multiplicité" de uns. Autrement dit, ce clavier est insaisissable. Il semble exister, mais ce semblant ne résiste pas à l'analyse. De cette manière, on comprend que toutes les choses que nous pouvons saisir sont ... insaisissables. Cette absence de saisie est conscience sans concepts. Cette manière d'arriver à la non-dualité par une méditation analytique est propre au Madhyamaka initié par Nāgārjuna.

J'admets que ce type de méditation peut engendrer un sentiment d'émerveillement. Un équivalent visuel du genre de vertige que l'on éprouve alors, ce sont les films qui zooment sur une image "fractale". Quelque soit la puissance du zoom - de l'analyse - on ne trouve jamais l'élément ultime, l'atome qui serait "composant de" sans lui-même être "composé de". Ce que la physique des particules semble confirmer, jusqu'ici.


Cette méthode est certes importante, car on peut "saisir", c'est-à-dire s'attacher à - des entités très subtiles. Par exemple, la pure conscience, la présence sans objet. C'est le reproche que le Madhyamaka fait à une autre école bouddhiste, celle de la "pratique du yoga" (yoga-ācāra). Selon elle, le sujet et l'objet, nous et tout le reste, sommes engendrés par un esprit unique, comme dans un rêve. Une fois ceci compris, il ne reste qu'une pure présence, sans dualité. Cette approche est moins analytique. Elle est plutôt expérimentale. Le śivaïsme du Cachemire s'en est beaucoup inspiré. Mais il est vrai que cette approche plutôt expérimentale, par la voie d'une méditation de repos, peut engendrer un attachement à l'expérience mystique. La méditation analytique peut alors servir à déconstruire ces expériences pour relaxer l'esprit de leur emprise.

Mais la voie négative est-elle vraiment efficace ? En déconstruisant les concepts, à quoi parvient-on ? La promesse de Nāgārjuna est que l'on arrive à une conscience sans concept. Est-ce le cas ? Je crois plutôt que l'on parvient à un concept de l'absence de concept. Comme le sparadrap du capitaine Hadock, il reste toujours collé quelque part. Comme Droopy, le concept finit toujours par se rappeler à notre bon souvenir. Et ceci, quelque soit le degré de sophistication dialectique dont on fait preuve. Je puis affirmer que je n'ai aucune position, "ni rien ni autre chose", par-delà A, -A, A et -A, ni A ni -A, tout ceci reste de l'ordre de la construction mentale, de l'élaboration de généralités. Je remplace un concept par un autre.

Je vois une confirmation de cette difficulté dans les controverses sans fin suscitées par l'interprétation de cette méditation analytique du Madhyamaka. Nāgārjuna, Bhavaviveka, Buddhapālita, Candrakīrti, ..., Gampopa, Dolpopa, Longchenpa, Tsongkhapa, Gorampa, autant de fins dialecticiens, autant de solutions qui engendrent de nouvelles apories. La polémique semble ne pas avoir d'issue ! Du second siècle au vingtième - et encore aujourd'hui ! - le sparadrap ne veut pas disparaître !

Je ne suis pas un spécialiste, mais il me semble que la solution - ressuscitée au début du XXème siècle par Mipam - consiste à dire ceci : la méditation analytique peut être une préparation utile. Une propédeutique, comme on dit par ici. Mais, comme le fait remarquer Mipam, cette méditation est, dans le meilleur des cas, insuffisante. En effet, elle laisse intacte la dualité du sujet et de l'objet. Le fait que les choses soient vides d'essence, de substance, de Soi, est une chose. Le fait que l'expérience soit vide de la dualité sujet-objet en est une autre. Il y a deux vacuités : la première est un concept, la seconde est une expérience. La première est l'objet de la voie scolastique (pāṇḍita) ; la seconde, celle de la voie mystique ou expérimentale (kusulu). C'est délibérément que j'emploie les termes de la tradition chrétienne, car cette tension entre la voie négative, analytique, et la voie mystique, est universelle. La voie négative nous laisse, au mieux, face à une absence. Cette absence est un concept. Le concept d'absence n'est pas l'absence de concept. Or ce qui importe est l'expérience. 

Dès lors, il me semble qu'une approche expérimentale (ou phénoménologique - ce qui veut simplement dire que l'on prend au sérieux le point de vue de la première personne) est plus efficace. La tradition bouddhiste de la pratique du yoga (yoga-ācāra), les approches mystiques en général, me semblent plus directes. Comme Mipam le reconnaît - lui qui était aussi un maître du dzogchen et de la mahāmudrā - la méditation analytique n'est pas indispensable. On peut se laissder aller directement dans la pure conscience relâchée, ouverte et sans point de référence. On peut alors employer certaines idées de la méditation analytique, sans en faire, toutefois, une "voie". 

Et la Reconnaissance (pratyabhijnā) ? Elle est une voie de l'expérience, de l'intuition, de la synthèse, une voie qui évoque un regard panoramique, une conscience transparente, typique de toute mystique véritable. Rien à faire, juste se laisser porter par ce courant qui resplendit dans le silence entre chaque pensée, qui imbibe tous les concepts et qui est leur vie. 

Quant à l'accusation selon laquelle il y aurait là encore un résidu se saisie dualiste, c'est une affirmation vaine, car la tradition cachemirienne de la Danse de Kālī (kālī-krama) déclare sans ambiguïté que la conscience pure est "sans nature propre" (niḥ-sva-bhāvā). Mais pas sans valeur (satya) ! Ce mot - satya - peut signifier "réalité", "vérité", certes, mais au sens ou cette expérience non-duelle est authentique et bonne. Le bouddhisme ne dit pas autre chose !

Dernière chose : je suis convaincu que la plupart des "éveillés" suivent cette tendance. Surtout les femmes. Mais certains sont prisonniers des méthodes de méditation analytique et autres jeux conceptuels sans issue. Voilà, entre autres motifs, pourquoi je parle de ces questions. Ne nous laissons pas avoir par le vain divertissement des "concepts anti-concepts".

Article de David Dubois.



On rapprochera cette réflexion de Sri Aurobindo, La vie divine, Albin Michel Spiritualités vivantes, tome 2, p.45 :

Il y a donc une Réalité suprême éternelle, absolue et infinie. Parce qu’elle est absolue et infinie, elle est en essence indéterminable. Elle est indéfinissable et inconcevable par le Mental fini et définissant ; elle est inexprimable dans un langage créé par le Mental ; elle n’est descriptible ni par nos négations, neti neti (car nous ne pouvons la limiter en disant qu’elle n’est pas ceci, pas cela), ni par nos affirmations, car nous ne pouvons la fixer en disant qu’elle est ceci, cela, iti iti. Et cependant, bien qu’elle nous soit inconnaissable de cette façon, elle n’est pas absolument et de toutes manières inconnaissable ; elle est évidente pour elle-même, et quoique inexprimable, elle est cependant évidente pour une connaissance par identité dont l’être spirituel en nous doit être capable ; car cet être spirituel, en son essence et en sa réalité intime et originelle, n’est autre que cette suprême Existence.
Ici je propose la suite de ce passage et une tentative d'explication. 

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