samedi 24 novembre 2012

AUCUNE VOIE SPIRITUELLE N'EST COMPLETE. COMMENT LE RELIGIEUX ET LE PHILOSOPHE S'EGARENT.

On lit ça et là : "telle voie est incomplète" et implicitement telle autre l'est. Mais qui parle ? Est-ce celui qui fait la promotion d'une voie spirituelle donnée ? Sa voie serait complète et celle des autres bien sûr un peu moins... Il n'y a que celui qui a son expérience ou sa réalisation spirituelle qui en a la certitude et éventuellement l'accès. Tout enseignant, tout enseignement n'est rien : seule compte alors cette expérience qui est sa propre mesure, sa propre autorité. Il n'est pas dit en effet qu'une expérience ou une réalisation garantissent la fiabilité d'un enseignement pouvant la partager. Il y a de petites flammes spirituelles qui, semble-t-il, ont trouvé davantage de moyens habiles que des grandes flammes spirituelles pour transmettre et partager leur expérience de l'essentiel. Avouons que ce décalage est troublant et doit conduire à relativiser la notion de complétude d'une voie spirituelle quelconque. Il vaut mieux recevoir le feu d'une petite flamme que vivre à l'ombre d'une grande flamme incapable de nous embraser fondamentalement.

J'avoue que personnellement cette brèche dans la bienpensance spiritualiste me rapproche d'un Sri Aurobindo qui avant Ken Wilber a bien souligné ces tensions entre l'évolution de la conscience dans la sphère mentale et les expériences ou réalisations spirituelles.
D'un côté, on peut dire les limites de ceux qui veulent confondre la dénonciation des stratégies ratiocinantes de préservation d'un statu quo égocentrique avec la dénonciation de l'intelligence intellectuelle. D'un autre côté, on peut dire les limites de toute forme d'intelligence intellectuelle aussi brillante qu'elle soit pour transmettre la lumière "intérieure" car elle doit pouvoir évoluer vers une intelligence corporelle, émotionnelle et intellectuelle toujours plus ouverte au monde intuitif et donc une saisie plus fine de la lumière par elle-même.
 

Une spiritualité intégrale et évolutionniste pointera qu'aucune voie spirituelle n'est complète : l'enseignement ne dit jamais qu'elle sera le chemin de transformation, il dit juste où on peut se connecter avec cette source. Il y a à l'évidence des enseignements qui permettent de réaliser l'Être (ou le RIEN) de l'absolu mais si un Devenir est à l’œuvre à la croisée de l'Être, il nous faut admettre qu'il y a des chemins qui seront à faire et dont nous ne pouvons avoir aucune idée surtout si ils mènent au-delà de l'idée et de notre perception actuelle.

Mais quittons maintenant le point de vue des enseignants spirituels pour prendre celui des disciples et plus largement des aventuriers spirituels. Toute voie reste incomplète du fait même de l'apprenti disciple qui la trahit. Le disciple authentique qui ne la trahit pas sait qu'un geste lui incombe, qu'il devra dans ce geste être sa propre autorité puisqu'il devra réaliser qu'il est sa propre lumière.

L'aventure spirituelle est ouverte. Aucune voie n'est complète. Les moyens habiles ne sont que les moyens habiles. Où est celui, cela qui pose le geste ?  Où est celui qui peut se réaliser comme sa propre lumière ?

Les voies spirituelles risquent à tout moment d'être adorées, les moyens habiles risquant de dégénérer en rituels : on ne devient pas mais on adore, on idolâtre. Une autre religion est née : l'aventurier spirituel s'oublie dans l'enclavement d'une dévotion dévoyée.
Il y a un autre danger : le geste du raisonneur. L'aventurier dans son effort de trouver un chemin croit en la cohérence d'une voie. Elle lui semble une voie planifiée infaillible. Il la défend contre les doutes que suscitent les autres voies possibles. Toute verticalité spirituelle signifiée est inconsciemment et systématiquement re-systématisée dans la platitude de la cohérence du signifiant dès lors désymbolisé. De manière plus générale, l'enseignement pointe la lune mais le raisonneur regarde le plus souvent l'enseignement. Un signe de cette distraction est que sincèrement vécu un enseignement authentique n'est en concurrence avec aucun autre, il tente de dénoncer des illusions : le raisonneur met en concurrence des raisonnements sans se défaire de l'illusion du raisonnement.


Souvent le défenseur rationalisant de sa voie spirituelle appelle pertinemment à prendre ses distances avec les croyances religieuses au nom même de la raison et de la spiritualité. Certes le religieux se tourne rarement vers la vie libérée, il adore et sacralise les traces que la vie libérée de ses initiateurs a laissé quitte à les faire périr sur le plan spirituel. Le religieux étouffe aujourd'hui plus que jamais la spiritualité vivante dans les platitudes rituelles de vies légiférées. Cependant le raisonneur se trompe quand il voit dans n'importe quelle pratique dévotionnelle un infantilisme voire la source du fanatisme alors que non dévoyée en idolâtrie la dévotion redresse vers la verticalité signifiée par ces enseignements qui ouvrent au continent de l'âme. Le raisonneur par cette erreur d'interprétation n'est-il pas encore victime et propagateur de l'inauthenticité intellectuelle lorsqu'elle ignore la verticalité du signifié de l'enseignement spirituel ? Le raisonneur défenseur de sa voie spirituelle nie à l'autre la possibilité de retrouver son propre chemin de verticalisation du signifié caractéristique de sa voie.

Par exemple, pourquoi un musulman ne retrouverait pas dans l'Islam la vie libérée sortant ainsi des limitations de la religion ? Des intellectuels prétendent que seule la culture occidentale fournit les bases d'une sortie de la religion. Pourquoi nier une sortie de la religion malgré ses pires excès par des mystiques qu'on peut dès lors considérer comme les grands interprètes authentique de cette religion ? Pourquoi ne pas rendre à l'autre la verticalité de sa culture la plus haute à partir de laquelle sa culture peut évoluer sans se renier ? Peut-il être viscéralement libre de sa propre identité celui qui n'est pas capable de voir le chemin par lequel l'autre sans renier son identité la réinterprétera libérée ? Autre exemple qui vient enrichir le premier, pourquoi un chrétien  malgré tout le poids d'une déverticalisation du sens de son Verbe salvateur soudain ne réaliserait-il pas le sens de "Vous êtes la lumière du monde" malgré le poids des distorsions qui affectent pratiquement tous ceux qui revendiquent l'étiquette ?

Aucune voie spirituelle n'est complète en un sens parce que aucune voie spirituelle ne mène à une réalisation sans qu'un disciple ne soit par son authenticité vecteur de la grâce cristallisante. Ainsi celui qui aura retrouvé le sens spirituel plus ou moins enfoui dans sa religion verra, si vraiment il mène son aventure spirituelle, les limites de sa propre religiosité. C'est ce disciple authentique qui peut faire le geste intérieur qui rétablira au cœur d'un enseignement la verticalité signifiée. Il mettra un coup de pied dans la tradition religieuse ou dans l'enseignement spirituel qui lui a permis de retrouver la source car il voudra défendre seulement l'essentiel dans sa vivacité purement présente. Une tradition vivante peut parfois brûler ce sur quoi elle s'est édifiée pour établir un sol culturel plus fertile.

Le disciple lui seul laisse l'évidence signifiée s'avérer et lui seul peut éviter de faire obstacle à la transformation en jeu.

On peut regarder de plus près cette dimension qui préexiste au cœur de l'individualité à toute réalisation spirituelle. En un sens nouveau, tout moyen habile est insuffisant, toute voie spirituelle est incomplète car généralement incapables de constituer, comme la vie seule sait le faire, une singularité formant les éléments de base qui permettent le surgissement d'un disciple authentique voire d'un aventurier spirituel. 
Concluons. Ainsi un enseignement peut pointer de manière simple et efficace la source cachée en nous à laquelle il s'agit de se confier et de s'abandonner. Mais on ne peut s'en tenir religieusement ou ratiocinant à ce seul geste qui pointe la source. Car la confiance et l'abandon que requiert le geste et qui feront l'unité de notre volonté avec cette source relève d'une aventure personnelle, singulière et subtile qui échappe, elle, à toute description sobre et efficace.