mardi 30 octobre 2012

ULTIME VACUITE OU TENEBRES LUMINEUSES ?

"S'éveiller n'est pas un acte déductif.", rappelle Stephen Jourdain dans ses Cahiers d’Éveil, II, p.47.

Quand on parle d'une vision sans tête, il ne s'agit pas de déduire quoi que ce soit, il s'agit d'un acte de reconnaissance. Prenons un exemple simple, regardons notre image extérieure sur un miroir. Sur le miroir, il y a ma tête et moi qui regarde le miroir, je suis une ouverture où paraît ma tête sur le miroir. Mais ce constant n'a rien à voir avec le dessin suivant :

Si on veut reconnaître ce à partir de quoi nous percevons à partir d'une représentation, celle-ci est beaucoup plus fidèle :


Toutes nos perceptions, pas seulement visuelles comme ci-dessus mais aussi nos perceptions sensitives en général, nos perceptions d'émotion(s), de pensée(s), etc. paraissent dans un champ de conscience pure, une vacuité. Cette vacuité, cette conscience pure n'est ici pas à confondre avec les pensées même si la lumière des pensées est de cette substance. Il n'y a ici aucune déduction mais de l'observation phénoménologique. 

La Vision sans tête permet de réaliser sans aucun doute ce qu'on appelle l'ultime vacuité. C'est-à-dire qu'elle pointe le fond sur lequel tout ce qui existe, donc tout ce qui apparaît, paraît et disparaît. On pourrait affirmer que la vacuité est conscience pure qui suscite toute chose : certains identifient vacuité et conscience pure. Mais cette compréhension est-elle juste ? Car cette réalité phénoménologique que nous nommons ici conscience pure ou vacuité reçoit par ces noms une interprétation dont il faut certainement examiner la pertinence phénoménologique.

Cette vacuité ultime n'est-elle pas plutôt elle-même qu'une apparence même si elle a pour spécificité de colorer ? Affirmer une différence de valeur entre la vacuité et les autres apparences, ce serait séparer le monde jugé illusoire de cette vacuité entendue comme conscience pure sans même expliquer le caractère illusoire de ce monde et bien sûr ne plus rien envisager pour lui. Nous serions prétentieux d'y voir autre chose. Il y aurait là du dogmatisme sans aucun doute.  


En fait l'apparence de vacuité n'est jamais séparée de l'apparence phénoménale d'un temps ou d'un espace ou d'une énergie ou d'une force, etc. La vacuité est ce qui donne son impression qualitative à chacune des couleurs du tableau qui paraît dans l'esprit et même ce qui en est l'impression globale. Même dans le sommeil sans image, il y a des apparences de fourmillements de phosphènes à même cette apparence de vacuité. La distinction de la vacuité et de l'apparence ne rend pas compte du fait qu'il n'y a pas vacuité sans apparence. La vacuité est l'apparence qui permet d'apparaître mais elle demeure une apparence au cœur de tout ce qui apparaît.

Un sceptique authentique verrait la vacuité comme le fruit d'une distinction conceptuelle entre apparences phénoménales et une apparence d'esprit qui peut les mettre entre parenthèse, en épochè afin de suspendre tout jugement. Si la suspension du jugement est obtenue l'épochè fait place à l'aphasie. L'aphasie n'est le produit d'aucune activité. Il y a  silence intérieur. Nulle prise semble-t-il sur ce qui apparaît. L'aphasie est l'expérience directe d'un simple champ d'apparences sans extérieur ni intérieur. Mais l'aphasie sceptique ne cantonne-t-elle pas l'action sceptique à n'être que pur conformisme ? D'où vient la juste intuition de ce que propose la situation ? Le pragmatisme sceptique semble fort limité. Il y a un jeu à jouer même au milieu des apparences et il y a des façons plus inventives que d'autres de le jouer. L'aphasie n'est donc pas à proprement parler le sens d'un DEVENIR ouvert et créatif mais une manière d'ÊTRE.

Nous désignerons d'un seul tenant l'ensemble des apparences vécues avec égalité comme l'Esprit.
La Vision Sans Tête est un moyen de contourner l'ego pour découvrir l'ESPRIT qui nous relie au jeu de la manière d'ÊTRE et de DEVENIR.

Si on accepte l'égale importance de la manière d'ÊTRE et du DEVENIR, l'ESPRIT paraît davantage une présence ultime voilée, des ténèbres lumineuses où se déploie l'ultime réalité. Nous sommes en un sens devant ce qu'on appelle la vacuité mais dans une nouvelle compréhension qui désormais n'en fait donc pas forcément la seule dimension de l'ultime réalité. Si on la confond avec l'enténèbrement, qui s'y inscrit touchant aux limites de notre conscience mentale et les débordant, on pense qu'elle forme elle-seule l'ultime réalité et on relativise par exemple les dimensions de l'individualisation et de la manifestation cosmique d'un Esprit-monde qui sont en jeu si on prend au sérieux un DEVENIRAutant les sceptiques que ceux qui mettent en valeur la vacuité ou une conscience pure estiment que ces dimensions sont juste phénoménales : elles ne durent pas et si elles durent, c'est sans éternité...
Pourtant quelque chose se manifeste à travers cette présence voilée qui recouvre tout de l'ESPRIT, puis de nouveau, elle se recouvre. S'agit-il d'un phénomène illusoire, d'une expérience de pic qui n'a pas d'autre réalité que celle d'un phénomène ou d'un dévoilement momentané de CELA qui de nouveau se trouve recouvert ? 
Il y a une prétention à fermer la porte à tout mystère du rapport entre l'ÊTRE et le DEVENIR. La question est de savoir où s'arrête et commence l'aventure spirituelle ? la réalisation de la vacuité est-elle suffisante pour mener cette aventure dans toute sa profondeur ou est-elle une étape sur un chemin qui en comprend d'autres ? Ne concluant pas comme les sceptiques ou certains bouddhistes et laissant ouvert les possibles contrairement à nombre de ceux-ci, je pense qu'il peut être souhaitable parfois de parler de TÉNÈBRES LUMINEUSES que de vacuité en ce qui concerne l'ESPRIT pointé par la Vision sans tête par delà la lunule de l'ego. Les termes de TÉNÈBRES LUMINEUSES offrent une bonne description dans la mesure où ils ne limitent pas la spiritualité à la découverte de la vacuité entendue comme conscience pure puis au-delà entendue comme aphasie libre de toute pensée discriminante. Ces termes de TÉNÈBRES LUMINEUSES ont toutefois un défaut car dans la mesure où ils s'inscrivent pleinement dans la tradition judéo-chrétienne, ils sont souvent compris non pas comme une description phénoménologique de l'ESPRIT mais dans le contexte d'une théologie dogmatique. Si nous tenons à garder notre approche phénoménologique, il nous faudra maintenir le terme de vacuité utile pour aider à reconnaître ce qu'il y a à voir pour être libre du monde des apparences interprété par l'ego.
Selon la théologie, les TÉNÈBRES LUMINEUSES seraient le lieu où se retire Dieu du monde pour le laisser être dans un néant au sein de lui-même  :  nous nous en tiendrons à un point de vue phénoménologiqueLes TÉNÈBRES LUMINEUSES sont pour qui reste attentif à elles le lieu - non lieu d'où se déploie le DEVENIR comme le rythme de l'autre instant au sein du présent atemporel et plus encore ce lieu-non lieu d'où surgissent des structures inconnues et imprévisibles qui changent la marche habituelle du DEVENIR. Des TÉNÈBRES LUMINEUSES observées phénoménologiquement surgissent une création ou une manifestation nouvelle qui induit donc la légitimité d'y considérer une dimension de transcendance. Cette transcendance s'inscrirait dans le DEVENIR voilé en ces TÉNÈBRES LUMINEUSES. Ce serait le DEVENIR de ce qui EST immanent au sein de ces TÉNÈBRES LUMINEUSES. 
Notre personnalité elle-même est alors vécue dans sa singularité et non plus comme une fausse conscience de soi passant par des mots généraux, des identifications à des émotions et des sensations qui seraient nôtre pour les unes et non pour les autres. Si dans la racine de la conscience de soi, il y a la source de ma singularité autant que du monde en continuité, il y a dès lors aussi une forte dimension d'individualité qui caractérise l'ultime réalité : Je suis=moi et non un autre, le seul ESPRIT même si en cet ESPRIT je suis déjà singulièrement un possible autre (un moi plus moi que moi !) et qu'un TU se présente.
 

José Le Roy met à ce propos sur blog Eveil et philosophie un texte mystique chrétien qui montre une articulation entre Vacuité et TÉNÈBRES LUMINEUSES :

Ruusbroec l'Admirable et la vacuité de l'esprit

La vacuité de l'esprit chez Ruusbroeck dans son chef d’œuvre : L'Ornement des Noces spirituelles.
Ruusbroeck est né en1293 dans le village de Ruusbroec non loin de Bruxelles et mort en 1381.

« Dans l'abîme insondable de ces ténèbres où l'esprit qui aime est mort à lui-même, commence la révélation de Dieu et la vie éter­nelle. En effet, en ces ténèbres, brille et se trouve engendrée une lumière incompréhensible, c'est-à-dire le Fils de Dieu, en qui l'on contemple la vie éternelle. Et en cette lumière on se met à voir. Et cette lumière divine est donnée en l'existence simple de l'esprit, là où l'esprit reçoit la clarté qui est Dieu même, au-dessus de tout don et au-dessus de toute opération créée, en la vacuité absolue de l'es­prit, en laquelle il s'est lui-même perdu par amour de fruition, et où il reçoit la clarté de Dieu sans intermédiaire. Et il devient sans cesse cette clarté même qu'il reçoit. », L'Ornement des noces, I, 242, traduit par Max Huot de Longchamp.

http://laplumedelange.canalblog.com/

Pour conclure, comme cette image y invite, il faut vraiment dépasser la pensée, penseur compris pour parler de tout ceci en sachant qu'il ne s'agit que de description verbale prisonnière de la pensée. Le concept de vacuité veut dire ceci mais il faut lui aussi lui tordre le cou. Le concept de ténèbres lumineuses veut aussi dire ceci mais il faut lui aussi lui tordre le cou dans le silence de ce qu'ils entendent désigner.

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